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On avait cette habitude, avec David…

On avait cette habitude, avec David. Chaque fois que nous étions en Normandie, nous allions voir Mamy un jour sur deux à peu près. Juste avant d’arriver chez elle, on s’arrêtait quelques secondes au haut de la falaise pour regarder la mer.

Chacun, dans la famille, avait son moment pour aller la voir. Comme presque toutes les personnes âgées, elle avait besoin de ce genre de repère. Le nôtre, c’était la fin de journée : une demie heure environ avant qu’elle ne se mette à table, ce qui nous permettait d’accompagner son dîner et une partie de sa soirée.

On disait toujours « on sera revenus dans une heure », mais tout le monde savait bien qu’on rentrerait plus tard que ça. Ces derniers mois, chaque visite était plus longue que la précédente. Ça me rendait malade de la laisser seule dans sa maison pendant que nous, on retournait à la vie. Mais c’était ce qu’elle réclamait, elle. Fermer les volets alors qu’il faisait encore jour avant de lui dire au revoir, c’est bête, mais à chaque fois j’avais envie de hurler. Pas seulement parce que ça me semblait contre nature : je voyais bien qu’elle commençait à s’en foutre un peu de la vue sur la mer et des couleurs du soleil sur le Roc à la tombée du jour. Elle qui avait toujours adoré ce spectacle, elle avait perdu l’appétit de ça.

Donc je trainais, reculant un peu plus à chaque fois le moment de notre départ ; jusqu’à ce que je l’aide carrément à se coucher, un soir. La veille, en fait, du dernier soir que nous avons passé ensemble.

Ce fut un concours de circonstances. Lui avoir donné un petit verre de whisky avait attisé en moi un fond de culpabilité. J’ai souvent dit à qui voulait l’entendre qu’on s’en tapait si ce n’était pas conseillé avec ses médicaments ; tant qu’à mourrir (et Dieu sait qu’elle avait l’air d’attendre ça), autant que ce soit un petit verre à la main puisque ça lui faisait plaisir. Et puis quoi ! Un malheureux centimètre de whisky au fond d’un verre à digestif une fois tous les trois jours, qui ça pouvait bien tuer ? Mais ce soir-là, je commençais à me dire que je n’étais pas si sûre de vouloir être celle qu’on pourrait accuser d’avoir porté l’estocade finale. Et de fait, que ce soit à cause de ça ou d’autre chose, Mamy ne se sentait pas très bien.

Bref, une chose en entraînant une autre, je l’ai mise au lit. Dégrafer le soutien gorge, enlever le pantalon, lever un bras, puis l’autre, changer la culotte, passer un gant frais sur le corps, enfiler la chemise de nuit, ouvrir les draps, tapoter l’oreiller, remonter la couverture, déposer des baisers sur les joues, vérifier que rien ne manque sur la table de nuit, éteindre la lumière (mais pas celle du salon) sans oublier de laisser la porte de la chambre entrouverte, souhaiter bonne nuit, tendre l’oreille pour vérifier que tout va bien et s’en aller à pas de loup.

Pour la première fois de ma vie, j’ai accompli cette suite universelle de gestes maternels, et c’était pour ma grand-mère.

J’ai souvent entendu parler de cette inversion de rôles comme d’un événement traumatisant, non dénué même, d’une certaine violence. D’un certain point de vue oui, ça l’était. Mais en vérité, ce n’était pas que douloureux. L’amour, heureusement, résout pas mal de choses.

Sans compter la drôlerie inattendue de la situation : pendant qu’elle pleurait (connaissant son sens du drame, j’oserais presque dire « pendant qu’elle s’appliquait à verser les larmes les plus adaptées à la situation ») tout en me donnant des directives d’une extrême précision, j’accomplissais chaque geste avec une désolante maladresse, baragouinant des « Pardon, Pardon Mamy, pardon, pardon » haletants (jamais je n’ai regretté aussi fort mon manque d’intérêt pour le sport) auxquels elle répondait d’une voix chevrotante des « si, si, tu te débrouilles très bien chérie », émaillés d’ordres millimétriques sur l’emplacement de la chaise, la manière de faire tenir son soutien gorge sur le rebord du déambulateur et la façon correcte de plier un pantalon. Autant de détails qui me montraient qu’en dépit du ton largement mélodramatique de la scène, elle était loin d’avoir complètement perdu le nord.

Et par dessus tout ce fatras de tout – vêtements, protections hygiéniques et émotions de toute sorte : nous deux, reniflant en choeur, conscientes que se jouait tout de même un épisode qui marquerait entre nous un avant et un après. Ainsi, en plus d’être – oui – douloureuse et cruelle, cette scène était également pleine d’amour, d’approximations, d’embarras, d’un désir mutuel de s’épargner l’une l’autre… et de cet assaisonnement tragicomique idéal, capable de déclencher un fou rire rien qu’en y repensant.

C’est d’ailleurs exactement ce qui s’est passé. Le lendemain, l’épisode du verre de whisky fut notre meilleur alibi : mettre ça sur le dos de l’alcool plutôt que de la vieillesse et de la mort qui rôde nous a permis d’en rire franchement. Pourtant, ma grand-mère n’était pas ce qu’on appelle une marrante. La seule chose que je connaissais pour la faire rire : la taquiner. Ah ! le plaisir de voir ce sourire qui se dessinait à son corps défendant avant d’éclater, vaincu, en un vrai rire. J’adorais quand Mamy riait de bon coeur.

Mais ce jour-là, nul besoin de mes clowneries : nous tenions notre sujet ! Et nous avons ri de toutes nos dents, évoquant sans retenue le petit coup dans le nez qu’on avait « toutes les deux » la veille, récrivant un peu l’histoire au passage, mais qu’importe, puisque qu’on savait l’une et l’autre que c’était notre façon pudique d’évoquer la tendresse, la complicité nouvelles qui venait de naître entre nous. Cette sorte d’émerveillement qui se produit lorsqu’on se découvre bien plus riche qu’on ne le pensait. C’était ça, notre dernière rencontre.

Bien sûr qu’on n’est pas prêt à laisser partir ceux qu’on aime. Jamais. Même quand c’est le sens de la vie. Même quand tout nous raconte que c’est juste. Même s’il faut bien partir un jour. Personne n’est jamais vraiment prêt pour ça. Il n’empêche, quelle chance, lorsque la scène d’adieu est aussi réussie que celle-ci. Je suis certaine que nous n’aurions pu rêver plus bel au revoir.

Alors voilà, on avait cette habitude, avec David. Avant d’arriver chez elle, nous faisions une halte rapide sur ce promontoire qui offre une vue incomparable sur la plage de Donville. D’ici, on peut voir les effets de la profondeur d’eau sur le sable et, pour peu que le soleil soit au rendez-vous, le jeu des nuages sur l’eau. On apprécie la transparence de l’air ; on s’extasie devant Chausey ; on compte les îles de l’archipel à marée basse. Certains jours de grand beau temps, la manche prend carrément des airs de tropiques. Et c’était le cas, vendredi dernier, lorsque je me suis arrêtée là pour contempler la mer avant de rejoindre la maison de Mamy où pour la première fois, elle n’était pas là pour nous accueillir. La mer avait ce bleu scintillant des jours de grand beau temps et la vie, un air d’éternelles vacances.

22 réflexions sur “On avait cette habitude, avec David…”

  1. Ton texte fait tellement écho en moi qui ai perdu ma Mamie en janvier.
    Je te souhaite bien du courage dans cette épreuve.

  2. je n’ai pas trop de mots… Mais c’est beau ! Et émouvant.
    J’espère que ce moment à la fois beau et douloureux, ce moment de vraie compassion, restera pour toi comme un cadeau que vous vous êtes fait l’une à l’autre avant le grand départ.

  3. Bravo pour ces mots magnifiques et merci de partager avec nous cette intimité et cette universalité…

  4. Une belle histoire pour un bel amour d’une petite-fille à sa grand-mère. J’ai le m^me pincement au coeur qd je quitte la mienne et à qui ne n’arrive pas à rendre visite aussi svt que je l’aimerais… <3

  5. Nathalie, Poisson Plume

    Que de tendresse et d’amour dans ce texte. j’en suis bouleversée. Et voici que je repense profondément à ma propose grand-mère, ma chère « mamie » (dans le Sud-Ouest, c’est ‘Mamie’ ! :) ). Au-delà de tout, après la mort de nos proches, on se souvient en premier lieu des moments d’amour. Des moments drôles, aussi. Ils nous accompagnent au fil du temps de façon douce-amère.
    Voilà… Je voulais simplement envoyer ici de la bienveillance et quelques mots de soutien. Courage.

  6. Ton texte est magnifique. Déchirant également. Je n’ai pas pu m’empêcher de verser des larmes tellement ton histoire fait résonance avec la disparition de ma mamie cet été.
    J’aime à penser qu’elles sont toujours là pour veiller sur nous.
    Je t’envoie des vagues de douceurs, même si elles n’atténueront pas ta peine.
    Et encore merci pour tes mots qui sont toujours justes. <3

  7. Très beau texte je me joins à tout les autres commentaires déjà présents. Je suis très proche de ma grand mère maternelle également, mais c’est mon grand père paternel que j’ai perdu il y a deux ans, on était pas proches de la même manière, mais j’ai eu l’occasion de m’occuper de lui avant qu’il nous quitte brutalement. Et ça m’a rapproché de lui comme jamais, comment oublier quand il m’a demandé un bol de chocapic en slip puisqu’il ne supportait soudain plus son pantalon, c’était tellement déroutant, drole et unique. Je ne pensais pas qu’il me briserait autant le coeur une semaine plus tard. Je regarde coupable la photo volée de cet instant de temps en temps les larmes aux yeux, de rire ou de tristesse…
    Merci!!

  8. Des mots plein de tendresse qui raconte si justement cette étape dure de la vie. Il n’y a rien à dore, tu as tout dit et je te/vous souhaite plein de courage, même si l’on ne se connaît pas…
    Bises, Lisa.

  9. Comme c’est bien dit et bien écrit. J’ai adoré lire cette petite histoire, même si ça en est pas totalement une, mais c’est tellement quelque chose qui nous concerne tous ! Je pense aussi que vous n’auriez pas pu avoir meilleurs adieux toutes les deux. Son dernier moment, grâce à toi, a été un moment de rire et de joie, un moment de tendresse. C’est incroyable et magnifique, même si ça reste un adieu et que ça fait quand même mal bien sûr ! J’espère ne pas être maladroite, mais ta Mamy est partie en paix, c’est ce qui me semble être le plus important.
    Gros bisous et (et qu’est ce que tu écris bien … bon je ne suis pas la première ni la seule à le dire !)

  10. Vous êtes une véritable inspiration pour moi qui vous lis depuis des années, en sous-marin, sans jamais avoir osé poster un commentaire… Mais ce texte m’a vraiment bouleversée.
    Vous aviez écrit cette très belle phrase il y a quelques années : « C’est une des choses que la disparition d’un être cher nous apprend, je crois : la vie passe, le chagrin, la tristesse passent aussi, souvent. Jamais l’amour. » qui m’aide encore aujourd’hui à adoucir un deuil difficile.
    Je vous souhaite du courage pour traverser cette épreuve, et vous admire pour votre capacité à mettre du « beau » même dans les plus dures situations.

  11. Ton texte m’a beaucoup émue, déjà parce que j’ai un amour de la mer énorme, « ma mer », que je l’appelle, cette même manche dont tu parles. Cette manche qui m’a faite. Je suis née à Dieppe en Normandie, et ma grand-mère est la seule personne qui me relie à là-bas. Et elle approche de la fin.
    Et puis mon autre branche, c’est la Bretagne, toujours les pieds dans la Manche, et j’ai une maison là-bas qui donne sur la plage, j’y ai passé une bonne partie de mes étés, et quelques vacances en dehors aussi. Et les airs de tropiques dont tu parles me sont complètement familiers. Je sens que tu connais bien la région et ses surprises et ça me touche.

    Et puis le rapport que tu as eu avec ta grand-mère, je trouve ça très beau, très respectable que tu te sois occupée d’elle comme ça dans cette phase un peu régressive, c’est très symbolique je trouve. Ce moment d’inversement comme tu dis, est une vraie bascule.

  12. Une belle histoire et une bel amour!
    Ce que vous racontez est vraiment authentique et plein d’émotions.
    Je vous souhaite tous les bonheurs dans la vie.
    Belle journée!

  13. MERCI infiniment pour ce très joli texte, presque une nouvelle ! Belle journée

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