Hier, c’était la première fois que je retournais marcher depuis ce vendredi terrible*. J’ai peine à croire que c’était il y a seulement quinze jours ; que mon corps soit si facilement revenu à lui-même. À lui seul.
J’aime tant marcher. C’est à ce moment de la journée que mes pensées vont et viennent à leur gré. Comme aux chiens que les maîtres libèrent de leur laisse, cette heure de marche est le moment de liberté de tout ce qui vit dans ma tête : idées, ruminations, inspiration, éclairs de génie. Une respiration d’une heure durant laquelle je ne leur demande pas sans cesse de se tenir tranquilles. Pourtant, ces derniers jours, je n’arrivais pas à chausser mes tennis. Est-ce la trouée de soleil inespérée de sept heures quarante cinq, qui m’a donné l’élan?
Je comprends maintenant ce qui me tenait à distance : la peur de me cogner à mes propres fantômes. Croiser des brins de mes pensées d’avant, des fils d’idées de septembre et d’octobre restés enchevêtrés aux brindilles des noisetiers qu’on rencontre en pagaille dans cette partie du bois, des lambeaux d’opinions suspendus à la pointe des feuilles et des traces d’idées claires flottant dans l’eau des mares entre deux étendues de ciel bleu. Je redoutais de voir surgir au détour d’un buisson le spectre de listes de prénoms énoncées en toute insouciance, de mes envies d’aménagements pour la chambre d’amis et de ces longs débats intérieurs que je m’étais empressée de nourrir sur la maternité…
Mais non, bien sûr, rien ne s’est déroulé comme cela. Ma tête était déjà pleinement occupée des pensées de l’instant et mon coeur s’est trouvé tout rempli du spectacle donné par ce qui m’entourait à ce moment-là : le soleil givré de ce début novembre, les brumes qui serpentaient au-dessus du ruisseau et les feuilles âgées se détachant des arbres dans une paisible indifférence. Les pensées d’avant, déjà, n’étaient plus. C’était une marche comme les autres marches. Un jour plein d’aujourd’hui et de présent.
Mais reste que c’est vrai, nous en sommes là : dans cette période où il faut patiemment égrener toutes les « première fois depuis que ».
Première marche au bois de Vincennes.
Premier projet pour ce printemps.
Premier week-end en famille.
Premier verre de vin.
Premiers pas de danse dans la cuisine en préparant le repas.
Premiers sifflotements sous la douche.
À chaque fois, c’est le même scénario. D’abord cette impression, durant un court instant, qu’une corde sensible menace de se briser à l’intérieur. S’en suit une respiration, profonde mais que l’on exécute presque à contrecœur, pour ne pas dire une respiration coupable. Et puis ce grand plongeon, enfin : dans la conversation qui bat son plein, dans la saveur irrésistible d’un vin portugais, dans l’envie de rire de bon cœur, dans la joie des projets d’avenir… Ce grand plongeon qui prend la forme d’un abandon de soi, d’un accueil.
Ces redoutables premières fois qui naissent dans le sillage de nos tragédies, comme on aimerait s’y soustraire ! Pourtant je ne peux m’empêcher de penser que c’est précisément ce qui balise et dessine le chemin qui permet aux êtres humains de s’en retourner doucement à la vie.
9 réflexions sur “Le paradoxe douloureux des premières fois”
La vie est parfois injuste et vous lui rendez pourtant si bien grâce… Puisse-t-elle vous le rendre au centuple ❤
❤️❤️
La 1ere fois qu’on passe 5 mn sans y penser. On sait alors que la route sera longue mais qu’on y arrivera.
Comme à ton habitude, tu es d’une justesse qui illumine la vie, si cruelle parfois. Merci de partager cette tendresse avec nous, c’est un cadeau si précieux.
Je trouve que tu écris si bien. Bon courage pour toutes les autres premières fois à venir <3
La première fois sans se sentir coupable, s’autoriser à revivre tout doucement…
Tes mots sont justes et très beaux.
Toutes mes pensées t’accompagnent. On se reconstruit avec le temps, que ce soit ressent ou il y a 3 ans bientôt pour moi.
Ta story instagram : lire quelques mots qui résonnent en moi de ce je-ne-sais-quoi, et puis cliquer sur l’article dans un élan. Et puis se retrouver sur ton article « T’aimer », et me retrouver bouleversée. Et mon regard qui passe sur l’étiquette, discrète, « journal de PMA ». Et sur les articles d’avant. Et trembler. Trembler de ce que l’injustice peut frapper tant de fois la même personne. Trembler de ce que mon parcours PMA, n’en est sans doute qu’à ses balbutiements (3 échecs de stimulation simple derrière moi, la menace de l’IAC qui approche.) Qu’il n’y aura peut-être jamais de test positif, jamais de bonne nouvelle à annoncer, jamais de petite graine accrochée dans mon ventre. Malgré toute l’énergie, tout le temps, tous les rêves, tout l’amour… Et que même si un jour on y arrive, même si le ventre n’est plus vide… le coeur peut s’arrêter, la vie peut s’expulser, la mort se substituer à la vie, la maladie venir s’infiltrer au milieu de la joie, et tout éteindre. Rien n’est gagné. Tout est si facile pour les autres, si naturel. Et moi qui carresse mon ventre en espérant que cette fois une vie s’y fraie. J’ai mal pour moi, j’ai mal pour toi et pour tous ceux qui ont à vivre ces choses-là, si effroyables, si injustes. Je t’envoie beaucoup d’amour. Et je te remercie pour tes mots, si doux malgré la douleur, qui justifient un peu mes propres émotions et m’aident à me sentir moins seule.
Très touchée par ton texte même si je n’ai pas eu cette épreuve à traverser (mais d’autres…). C’est vraiment un processus de deuil auquel tu es confrontée… Et le deuil a son propre rythme qui nous échappe complètement. Je te souhaite une traversée la plus douce possible et des lendemains heureux… De tout coeur !
Témoignage bouleversant et d’une justesse …! débordante. Très émouvant.
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