C’était le jour de mes neuf ans. Mon petit frère avait été mis dans la confidence et n’avait pas su tenir sa langue. Sur le chemin de l’école il m’avait annoncé la surprise et j’avais refusé d’y croire. Mais toute la journée, mon coeur n’avait cessé de battre la chamade. Et si c’était vraiment vrai?
Il m’a fallu faire de gros efforts pour ne pas rentrer chez moi en courant ce soir-là : comme si mon impatience risquait de compromettre les maigres chances que mon frère ait dit vrai. J’ai poussé la porte de la maison aussi naturellement que possible. Et je l’ai vu immédiatement. Dans le prolongement du vestibule, sur le mur de droite, à la place du grand buffet en bois.
Le piano.
C’est drôle, je me sens de nouveau submergée par l’émotion de cet instant au moment où j’écris ces lignes : il bat comme un fou sous ma cage thoracique, mon coeur.
C’était un vieux piano en bois, âgé déjà de plus d’un siècle. Mes parents me contemplaient, visiblement heureux. Ils tiraient le diable par la queue à ce moment-là et je savais que pour eux, ça avait été un vrai sacrifice. Ce piano est l’un des plus beaux cadeaux qu’on m’ait jamais offert.
Puis – deuxième partie du cadeau – sont arrivées les leçons. Mon premier professeur était une élève du conservatoire en dernière année. Elle s’appelait Cécile, il me semble. Elle était toute ronde et toute jolie avec de larges lunettes rondes qui lui mangeaient les yeux et je crois qu’elle faisait son possible pour rendre l’apprentissage amusant, mais j’ai vite compris qu’avant de jouer ne serait-ce que les premières notes d’un morceau amusant, il faudrait des années. Les nocturnes de Chopin, les sonates de Beethoven me semblaient amusants. La Méthode Rose, moyennement, par contre.
Des années, quand on a neuf ans, laissez-moi vous dire que c’est long.
Dans les années qui ont suivi, bien que je soies une élève très moyenne et trop peu disciplinée pour satisfaire pleinement les exigences d’un professeur, j’ai trouvé bien d’autres satisfactions dans la pratique du piano. Mais je savais que jamais je n’atteindrai un niveau suffisant pour les pièces qui me faisaient vraiment rêver : Chopin, Schubert, Beethoven… Celles, précisément, qui m’avaient donné envie d’apprendre à jouer.
Ainsi, lorsqu’après plus dix ans sans approcher un clavier, j’ai remis les doigts sur un piano, mes ambitions n’allaient pas plus loin que ceci : retrouver le plaisir de jouer. Celui-ci s’est révélé plus intense, encore, que je ne l’avais quitté, mais je ne pensais plus à ces morceaux qui ont nourri mes rêves d’enfance : Fantaisie Impromptu, La Tempête, Roméo et Juliette, Les valses de Chopin et tant d’autres.
Ils demeuraient cependant une sorte de point de repère lointain, une lumière pas plus grosse qu’une tête d’épingle, qui indiquerait la direction.
Pourtant, hier, je me suis amusée à m’enregistrer en train de jouer. Parfois, c’est utile pour mieux entendre certaines erreurs.
C’est là que j’ai entendu. Mes doigts sur le clavier, qui volaient. Ils volaient comme dans mes rêves de petite fille.
Les années d’apprentissage ayant aussi développé mon oreille, je suis aussi capable d’entendre que tout manquait de régularité, de nuance, de subtilité et de mille autres choses que je ne vais pas m’éterniser à décrire car, pour être franche, en cet instant là, je m’en foutais complètement : pendant quelques secondes, hier, mon enfant intérieure, ce petit « moi » d’il y a plus de vingt ans, a hurlé de joie, battu des mains, sauté sur le lit en riant comme un diable hors de sa boîte. Elle me regardait avec les yeux brillants, carrément ébahie. C’est simple : elle n’en revenait pas et souriait de ce sourire étendu aux limites du visage qui nous fait regretter de ne pas avoir une bouche assez grande pour sourire aussi fort qu’on voudrait.
Je lui ai dit « tope là, ma belle, tu vois qu’on fait quand même une bonne équipe toutes les deux! »
Elle a dit oui avec les yeux. Et de mon côté, j’avais une boule toute douce dans la gorge. Parce que quand on est grand, c’est ça qu’on veut, non? Donner à l’enfant que nous avons été tout ce qu’il a toujours voulu.
Alors je lui ai glissé à l’oreille : « Je sais que pour toi qui a neuf ans, c’est bien long trois, quatre années ou même davantage. Mais attends un peu voir si Fantaisie Impromptu, on en est pas capables à nous deux, tout compte fait. »
C’était un instant merveilleux. De joie totale.
En réalité, je ne crois pas que ce soit très important d’y parvenir ou pas. Cette histoire illustre seulement une chose que, comme tout le monde, j’ai tendance à oublier parfois : peu importe si nous les atteignons ou non ; nos objectifs n’existent que pour nous aider à tracer un chemin susceptible de nous apporter la joie, la satisfaction, l’ouverture (à soi et aux autres), l’apprentissage, le changement…
Et puis quelque fois – ça n’arrive pas souvent – une surprise vous attend au détour de la route, alors que vous ne l’attendiez pas : vous levez la tête et votre objectif, cette lumière qui brillait au loin, minuscule, quelquefois même à peine visible, a soudain pris la taille d’une ampoule. Et vous vous rendez compte que vous avez déjà passé depuis un bon moment les frontières de ce petit territoire un peu étroit des « ce dont vous vous sentiez capable ». Alors vous découvrez ceci : les seules véritables limites qui existent sont celles-que vous vous êtes fixées.
Une putain de bonne nouvelle, si vous voulez mon avis.
25 réflexions sur “Depuis ce jour…”
C’est très beau cet attachement que l’on éprouve pour la musique ou un autre art. C’est vraiment très fort !
C’est troublant… vraiment. Je lis ce joli texte et la métaphore filée que j’y trouve me parle aujourd’hui comme jamais. Je trouve que la petite fille et la femme qui se donnent la main dans ton texte sont très attachantes.
Ces limites, je ne cesse de travailler à les rendre flexibles et surmontables. C’est complexe, parfois ardu, c’est questionnant, angoissant, stimulant. Cela donne des ailles et cela rend heureux, à la fois, aussi. Repousser ses limites, c’est se sentir vivre comme jamais. Cela permet aussi d’envisager le monde différemment. Je te souhaite de très belles années à venir avec le sourire aux lèvres, avec tes mains qui vont longtemps continuer de danser sur le piano de ta vie.
Notre fille a découvert le piano dans un appart de location à Amsterdam, elle avait même pas 2 ans, et cet instrument la hante. Hélas nous n’avons pas la place ni les voisins compréhensifs, il lui faudra attendre une nouvelle adresse. Ca nous ronge un peu … disons qu’elle n’a pas encore 4 ans et qu’il y a des chances que nous déménagions dans les 5 ans à venir.
J’aimerais tant … ton témoignage ne fait que renforcer ce ressenti.
Oh, ça me touche, tout ça… Je voudrais juste te donner une petite info :)
De mon côté je n’ai ni les moyens, ni les voisins qui me permettent d’envisager la présence d’un piano acoustique chez moi ^^ J’ai donc opté pour un piano numérique. Evidemment, c’est moins bien, mais entre ça et rien je te laisse imaginer ce que je choisis, en attendant mieux.
Il existe des pianos numériques très accessibles, surtout pour un enfant qui commence à pratiquer. L’avantage c’est que tu peux régler le volume et même souvent régler la sensibilité des notes (Je suis même sûre qu’en cherchant un peu, il est possible d’en trouver sur le bon coin à des prix totalement bluffants). Et certains pianos – même s’ils sont assez lourds – sont sur des pieds qu’il est facile d’escamoter pour les ranger dans un coin. Qund j’ai recommencé à jouer, je vivais dans 19m2 :)
Je vais explorer cette piste. Parce que pour le moment, elle se contente d’admirer les pianistes dans les gares (les pianos en libre accès).
Merci, merci, merci !!!
C’est si touchant et bienveillant. Un billet qui fait du bien, merci :)
Belle façon de décrire ces sensations et ce retour au plaisir !
quel plaisir de te lire. Tes mots, ciselés. Le fond, profond.
Merci.
Qu’ils sont doux tes mots, ils m’avaient manqué !
Aw <3
(Je n'ai pas trouvé mieux pour dire ce que m'évoque ton texte…)
Et moi qui regarde mon piano à queue sans oser y toucher depuis, ah, dix ans aussi.
Avec, sur la tablette, la partition de ce morceau : https://www.youtube.com/watch?v=LfjD-DQ5REk
Un défi que je me fixe année après année, sans oser mes doigts (qui, sembleraient-ils, ont tout perdu) sur le clavier.
Merci pour le petit « reminder ». Je t’embrasse
La tempête… j’ai des frissons chaque fois que je l’écoute. Ma petite expérience m’a prouvé que j’ai retrouvé toutes mes marques bien plus vite que je ne l’imaginais. Mais je ne partais pas de très loin, honnêtement ^^, donc en six mois/un an tout ça était derrière moi. Je me doute que lorsqu’on a pratiqué à un bon niveau, refaire tout ce chemin est un peu plus long, et donc plus difficile aussi. Mais je crois tout de même que ça l’est moins qu’on s’imagine. Mais oui, ça suppose d’accepter dès le départ l’idée qu’on ne sait pas où ça va nous mener et d’être prêt à faire preuve de gentillesse envers soi-même, ne pas attendre trop de soi, tous ces trucs pas toujours simples ^^
Et autre chose : j’ai recommencé en apprenant des morceaux que je n’avais jamais joué et dans un répertoire différent. Ca évite de comparer avec ce qu’on faisait avant et on retrouve malgré tout le plaisir de jouer, même sur des pièces vraiment faciles (en l’occurence pour moi c’était les partitions de Yann Tiersen).
Ton texte est sublime d’authenticité. Et surtout, je dois t’avouer aussi qu’il fait un bien fou parce qu’il correspond exactement à l’humeur du moment de mon côté. C’est tellement agréable de lire des gens qui savent mettre des mots sur ce qu’on ressent, comme si cela rendait réel un sentiment, le matérialisait, nous poussant à toujours nous diriger dans cette voie de bonheur qu’on a choisie.
Je découvre seulement ton blog mais d’ores et déjà : bravo et merci.
Cela me fait doublement plaisir de te lire. D’une part parce que tes mots se font trop rares et surtout parce que j’ai fait plus de 10 ans de piano jeune, j’ai promis de m’y remettre dès que possible et vraiment, ton billet de motive terriblement. Reste à trouver le piano de taille suffisemment modeste pour mon intérieur ! 1000 merci Anne-So !
Un bien joli texte, j’ai trouvé très émouvant <3
quel plaisir de retrouver tes mots. je n’ai jamais joué de piano et pourtant…
La même. J’ai récupéré le yamaha que mes parents m’avaient acheté, j’en ai pratiquement pleuré en m’y remettant.
Ce qui m’a beaucoup beaucoup touchée, c’est ce dialogue que tu tisses avec ton toi fillette. J’écrivillionne de temps à autres, au débotté, et un de mes textes est un peu sur ça aussi. Je le mets ici parce que, qui sait, peut-être, sans doute, sommes-nous en nombre à avoir des dialogues imaginaires salutaires avec d’autres nous-mêmes.
http://www.critiqueslibres.com/i.php/forum/sujet/11740
Bonjour, je suis étudiante en école de commerce et je fais actuellement un travail sur les applis mode. Cela m’ aiderait beaucoup si vous pouviez répondre à un sondage (très court promis promis)
https://docs.google.com/forms/d/10Mg652bouhfbL6WsPeLhs5cv3kEfx2MJKNbA-XfnTco/viewform
Merci beaucoup et bonne journée à vous toutes (et tous ;) )
Tu ne me imaginer à quel point ce billet me touche…
Ce regard bienveillant sur l’enfant que nous étions, c’est une telle force et une telle satisfaction…
Je te lis depuis assez longtemps déjà et tu m’émeus toujours. Merci pour la poésie avec laquelle tu sais voir la vie :)
Un vieux piano offert par mes parents à l’âge de neuf ans (la première fois que j’ai pleuré de joie !), puis des leçons avec une élève du conservatoire… Le manque de discipline, une oreille pas si musicale que ça… Et puis l’envie, une fois adulte, de s’y remettre ! C’est fou, en lisant ce beau texte, j’ai l’impression que quelqu’un met des mots sur mon enfance, ma petite vie, et mon rapport à la musique et à mon vieux piano en bois (beaucoup trop lourd pour être déménagé dans ma future maison !). Je me suis toujours dit que je m’y remettrai une fois adulte… Dans quelques mois, ce sera le bon moment !
I like your blog theme
Je ne vais pas faire dans l’originalité mais votre blog est tellement bien qu’on ne peut rien dire d’autre que MERCI BEAUCOUP !
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