Des « grand-messes » familiales, on questionne souvent l’ambivalence entre le plaisir de se retrouver et les tensions dans lesquelles nous plongent les fausses notes récurrentes de tout ce qui, n’ayant jamais été réglé, ressurgit forcément après un jour ou deux. À plus forte raison lorsque celles-ci ont lieu dans une demeure familiale, car on dirait alors que des aïeux fantomatiques s’invitent aussi dans la conversation pour y apporter leur grain de sel (et parfois jeter de l’huile sur le feu).
Cette fois-ci, il m’a semblé que la maison m’invitait à une toute autre aventure, semant divers objets sur mon passage, comme une multitude de petits cailloux blancs conduisant à un mystérieux trésor.
Il y eut d’abord ce dessin de J. Measles, une jeune fille anglaise venue passer quelques semaines chez nous, un été, pour perfectionner son français. Je me souviens être restée assise à côté d’elle tout le temps du dessin, hypnotisée par le jeu de ses mains allant de la boite de crayons de couleur à la feuille, ajoutant aux pétales des détails auxquels je n’avais jamais prêté la moindre attention, inventant des couleurs inédites. En le regardant, je peux ressentir l’impact immense de cette heure passée à regarder le dessin de Jennie naître sous mes yeux. Cette conviction que la véritable magie se trouvait dans tout ce qui relève de la création, du « faire exister ». Et que moi aussi, je voulais devenir ce genre de magicienne qui fait quelque chose avec des pages blanches.
Stefan Sweig l’a magnifiquement exprimé dans sa conférence intitulée Le mystère de la création artistique :
Deuxième petit caillou blanc : le lendemain, je retrouvais ces dessins de mon père, rassemblés dans une pochette intitulée « archi, première année ». Ces croquis, découverts il y a cinq ou six ans avaient eu sur moi l’effet d’un détonateur : avant de savoir reproduire à la perfection tout ce qu’il voyait, mon père avait donc été un débutant. Quelqu’un qui ne sait pas. Qui apprend.
Ce sont des choses dont on accepte l’aspect théorique aisément. La réalité pratique est bien plus difficile à admettre et ces croquis m’y aident énormément, car chaque fois que je les regarde ils me rappellent la valeur du temps passé à essayer et la nécessité d’être patient.
Sur le même thème, la vidéo de Kiri Leonard est absolument fascinante. Elle y documente toute sa vie d’illustratrice, depuis ses premiers dessins vers l’âge de quatre ans, jusqu’au mois de juin 2017, date à laquelle la vidéo est publiée (elle a alors trente trois ans). Avec beaucoup d’humilité et un certain courage elle raconte, dessins à l’appui, son parcours, ses questionnements, ses bifurcations et les moments fondateurs qui ont pavé son chemin. Encore une fois : valeur du temps passé ; nécessité d’être patient.
Comme un clin d’oeil supplémentaire, le troisième petit caillou blanc était d’ailleurs illustré par un autre croquis de mon père, dessiné bien des années plus tard et avec cette fois une véritable maîtrise. Il s’agit d’un recueil de poèmes écrits par mon arrière grand-mère, entre 1921 et la fin des années 70 et imprimé pour la famille par un de mes oncles. Je l’ai lu dans son intégralité pour la première fois durant les vacances, avec le sentiment très fort et bienfaisant d’être « le fruit » de l’arbre auquel j’appartiens, d’avoir reçu en quelque sorte un héritage dont je n’avais pas vraiment conscience jusqu’à présent. C’est amusant, tout de même, d’avoir eu une arrière grand-mère dont l’un des grand plaisirs était aussi d’écrire des textes à propos de toute sorte d’événements relatifs à ce qui se produisait dans sa vie, plaisir qu’elle n’a pu me transmettre directement mais qui, par un mystère épigénétique encore mal éclairci par les chercheurs, a sauté deux générations pour arriver jusqu’à moi.
Je n’ai pas la science des bilans, ni des bonnes résolutions, mais j’ai aimé ce que me racontaient ces objets et la manière dont ils ont semblé me guider en ce début d’année.
Certains pensent que l’on reçoit des signes de la part d’un monde invisible qui veille sur nous en permanence, d’autres croient à de simples inventions de l’esprit désireux de donner du sens à chaque chose, même si c’est un peu absurde. Dans un cas comme dans l’autre, elle était agréable, cette sensation de « signes ». C’était bon. Et ce qui est bon ne peut être mauvais, n’est-ce pas? ;-)
Je vous souhaite une année 2019 retentissante et heureuse. Merci de faire partie de cette aventure. À jeudi prochain !
Anne-Solange
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☞ Je suis passée par tous les sentiments possibles avec Stefan Zweig. Il est sans doute l’un des auteurs qui m’a le plus marquée lorsque j’avais une vingtaine d’années et je me souviens parfaitement de l’époque où j’enchainais ses romans et biographies sans plus me soucier d’aucun autre auteur. Pour autant, je suis très loin d’avoir fait le tour de son oeuvre. Ce petit essai sur le mystère de la création artistique* est en fait une transcription d’une conférence donnée à New York par l’auteur en 1939 et j’ai lu ses hypothèses, ses exemples et ses déductions sur la nature de l’art avec passion.
☞ Vous n’avez jamais entendu parler d’épigénétique ? C’est un mot si neuf que mon correcteur orthographique ne veut pas en entendre parler ! Selon Wikipédia, il s’agit de la discipline de la biologie qui étudie la nature des mécanismes modifiant de manière réversible, transmissible (lors des divisions cellulaires) et adaptative l’expression des gènes sans en changer l’ADN. Slate en propose un article très éclairant, nuancé et complet si ce sujet vous intéresse (et s’il ne vous intéresse pas pour l’instant, ce sera certainement le cas après avoir lu l’article).
☞ Puisqu’il était question de retrouvailles familiales dans la lettre d’aujourd’hui, avez-vous lu Le discours*, ce roman de Fabrice Caro où il est justement question d’un huis clos autour d’un repas familial ? Pas encore en ce qui me concerne, mais cela n’est qu’une question de temps, au moins cinq personnes autour de moi l’ont adoré !